28.06.2025 l CE 4 MARS 2007, BERNARD ARNAULT est tout sourire, assis aux côtés de l’actrice Scarlett Johansson pour la présentation de la collection de prêt-à-porter féminin Louis Vuitton de la saison automne-hiver 2007-2008. Le PDG du groupe de luxe LVMH a de quoi se réjouir. Voilà dix ans que le styliste américain Marc Jacobs a été recruté pour ajouter une activité mode, homme et femme, à la vénérable maison de maroquinerie et les résultats financiers sont au rendez-vous. Il a réussi à rajeunir son image et à booster les ventes (de portefeuilles et de sacs), au-delà même des espérances, devenant la locomotive de tout le groupe.
Autre motif de satisfaction, l’insistance a payé. Contre toute attente, la marque a obtenu de pouvoir défiler deux fois par an dans la cour Carrée du Louvre comme cela se faisait dans les années 1980 mais en quasi monopole et en totale contradiction avec la règle de l’établissement public consistant à renvoyer ce type de demandes vers les salles du Carrousel prévues pour cela ou dans les zones du domaine spécifiquement dévolus aux locations comme le hall Napoléon sous la pyramide ou le carré des Sangliers dans le jardin des Tuileries. Une occupation parachevant la commercialisation de l’espace historique de la cour Carrée contre sa seule valorisation patrimoniale, depuis la prise de fonction d’Henri Loyrette à la présidence du Louvre en 2001.
Il est loin le temps où le musée, en tutelle directe du ministère de la Culture, protestait contre la présence imposée de défilés de mode dans la cour Carrée. Désormais, c’est le Louvre lui-même qui organise son événementialisation et empoche les recettes, s’asseyant sur son propre règlement régissant l’ensemble de ses espaces extérieurs (cours, jardins, passages et péristyles). Leur « vocation, indique le document, est d’être un lieu de promenade et d’accès au musée. La tranquillité, l’agrément, le caractère piétonnier du site doivent y être préservés et l’ordre, l’hygiène, la sécurité des personnes, la sûreté des œuvres, des bâtiments et des plantations doivent y être assurés » [1].
Pourquoi ce passe-droit ? « LVMH, propriétaire de Louis Vuitton, est un acteur de poids dans le domaine philanthropique français face auquel il semble difficile de résister », écrivait limpidement en 2019 Éliette Reisacher, élève à l’Ecole du Louvre, dans un mémoire de recherche sur les défilés de mode au musée du Louvre, qualifié de « mémoire passionnant » dans le catalogue de l’exposition en cours Louvre Couture [2]. En ligne, il fourmille en effet d’informations puisées dans les meilleures archives et auprès de personnes concernées.
Parmi elles, Christophe Monin, directeur du développement et du mécénat du Louvre de l’époque (et co-jury du mémoire), qui lui confia comment le musée avait contourné le problème en faisant passer l’occupation de la cour Carrée par Louis Vuitton, non comme une location d’espace comme on l’avait toujours cru mais comme une contrepartie de mécénat ! Un mécénat non pas fictif mais non désiré et non prévu au départ, sans que l’on comprenne en quoi cela rend la chose plus acceptable.
Une situation inédite, parfaitement explicitée par l’étudiante qui s’appuie sur la terminologie officielle : « L’idée première du mécénat est qu’il s’agit d’un soutien matériel apporté, sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, donc désintéressé, alloué à un projet spécifique ; nous avons affaire ici à un schéma totalement inverse avec un don intéressé affecté sans grand intérêt à tel ou tel projet ». En clair, un détournement de la loi sur le mécénat. Son dévoiement.
UN BON DEAL ABSENT DES RAPPORTS D’ACTIVITÉS
Si l’usage des contreparties s’est développé en marge de la loi de 2003 dite Aillagon, elles sont juste « tolérées par l’administration fiscale » comme le rappelle un document de référence rédigé par les trois plus grandes organisations du secteur (Admical, France générosités, Centre Français des Fonds et Fondations) et conçu à partir de la propre Charte du mécénat culturel du ministère de la Culture. Le document indique en gras que « l’acte de don, comme son montant, ne peuvent être conditionnés à l’octroi de contreparties ». Ce qui est précisément le cas ici.
La valorisation des contreparties ne devant pas excéder 25% du montant du don, elles prennent, le plus souvent, la forme de soirées privées pour l’entreprise donatrice ou d’entrées gratuites pour ses employé·es. Selon l’ancien responsable du Louvre, la location de la cour Carrée estimée alors à 100 000 euros (montage et démontage de la structure compris), il fut réclamé à la marque deux fois 500 000 euros pour ses deux défilés annuels, sommes ouvrant droit à 60% de réduction d’impôt.
Un très bon deal donc, qui pourtant n’apparaît pas dans le rapport d’activités 2007 du musée où aucun événement dans la cour Carrée, autre que la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC), n’est mentionné, contrairement à des défilés ayant eu lieu dans des espaces prévus pour les mises à disposition des entreprises, salles du Carrousel et jardin des Tuileries. La presse garde en effet la mémoire, cette année-là, des défilés Christian Lacroix, Nina Ricci, Chloé, Céline, Lanvin... Les rapports suivants n’évoquent pas plus les défilés Vuitton, sauf une fois. Nous y reviendrons.
En ce qui concerne le mécénat, il ne dut pas être très difficile de trouver un projet à financer dans ce vaste domaine aux besoins constants et immenses. En 2007, la marque Louis Vuitton soutint le cycle d’événements accompagnant l’installation pérenne d’une oeuvre contemporaine d’Anselm Kiefer dans l’aile Sully (pour seulement 13 000 euros, partagés avec AGF) et les années suivantes, essentiellement des expositions sans qu’on sache toujours quoi précisément, ni rarement les sommes pouvant aller jusqu’à 350 000 euros [3]
DOMMAGES PUBLICS ET INTÉRÊTS PRIVÉS
Si l’administration fiscale ne juge pas, à priori, la sincérité d’une entreprise mécène, il n’en reste pas moins que cette configuration pose question. Résultat absurde mais logique en l’espèce, la contrepartie, théoriquement accessoire par rapport au mécénat lui-même, aura plus de visibilité que le mécénat lui-même - ici, des défilés aux répercussions internationales -, avec une dimension publicitaire certaine pourtant bannie par la loi de 2003. Un problème autant éthique que juridique.
« Les contreparties ne doivent en aucun cas être utilisées à des fins publicitaires ou commerciales par l’entreprise mécène », précise le document inter-organisations. C’est pourtant bien le cas ici. Qu’est-ce qu’un défilé si ce n’est la première vitrine publicitaire et commerciale d’une maison de luxe ? La situation semble bien entrer dans ce que réprouve la charte du ministère : « Les contreparties accordées à une entreprise dans le cadre d’une opération de mécénat ne peuvent être utilisées par celle-ci dans le cadre d’une opération visant à promouvoir son image ou ses produits dans un but commercial (par exemple, mises à disposition d’espaces à titre gratuit utilisées pour le lancement de nouvelles collections ou de nouveaux modèles) ».
De même, la propre « charte éthique » du musée du Louvre instaurée en 2003 précise qu’« il ne peut en aucun cas autoriser une entreprise à exercer une activité commerciale de vente de produits ou de services à l’occasion d’une mise à disposition d’espaces ». L’argument du caractère privé de la manifestation ne pourrait être retenu car même si un défilé n’est accessible que sur invitation, l’événement est public vu sa médiatisation et sa diffusion en live de plus en plus courante.
Par ailleurs, que représente pour l’entreprise Vuitton le coût réel de l’occupation de la cour Carrée, au regard des bénéfices matériels et immatériels de ses défilés et de leurs budgets eux-mêmes chiffrés en millions d’euros ? Le mécénat ne doit se faire « sans attendre en retour de contrepartie équivalente », explique l’administration fiscale. Or, le bénéfice, pour Vuitton, va bien au-delà des sommes dépensées pour la mise à disposition de cet espace. Enfin, la contrepartie aura ici des effets néfastes sur le site, matériellement parfois et pour le public empêché d’admirer la cour pleinement durant ces périodes, même d’y accéder, ce qui est évidemment contraire à la logique du mécénat.
En effet, l’occupation accrue d’événements dans la cour Carrée ne se fit pas sans dommage dès 2007, selon le rapport d’activités du musée qui mentionne les « travaux de remise en état » du pavement menés à l’automne « à la suite des sinistres constatés après divers événements organisés dans la cour ». Ce qui ne fut pas un cas isolé, comme nous le constations nous-même en novembre 2010, le mois précédent ayant accueilli défilé Vuitton et FIAC. En 2011, une convention de mécénat fut néanmoins signée pour trois ans entre le Louvre et Louis Vuitton qui, en 2013, s’engagea pour un don de 2 975 000€ d’euros au fonds de dotation du musée, échelonnés sur plusieurs années, avec les mêmes avantages fiscaux qu’un mécénat simple, pour des « projets liés à l’action internationale du musée » sans autre précision.
Décidée par la direction du Louvre, la pérennisation de l’utilisation commerciale de la cour Carrée est vécue par ses équipes, notamment de la conservation, comme un « traumatisme absolu » selon l’ex-responsable du mécénat. Quant aux récriminations récurrentes sur les réseaux sociaux et ailleurs du public devant faire face régulièrement à une cour en chantier, cela ne semble émouvoir personne. Sans doute pour les sommes rapportées et la couverture médiatique mondiale profitant au musée. Comment l’administration fiscale et le ministère de la Culture ont pu accepter cette étonnante configuration ?
SUR LE CHEMIN DE LA PATRIMONIALISATION
Reste à savoir pourquoi l’entreprise Louis Vuitton souhaitait à tout prix défiler dans la cour Carrée. Volonté de se distinguer de la concurrence, de la dominer, voire de l’écraser ? D’asseoir sa légitimité en tant que jeune maison de mode, de gonfler la valeur de sa production... de prêt-à-porter car beaucoup croient - même dans la presse - qu’elle détient le label haute couture, ce qui n’est pas le cas. En associant son image à celle du musée le plus connu au monde, la marque se patrimonialise toujours plus, élevant ses productions au rang d’oeuvres d’art. Or, on sait l’importance marketing qu’ont eu les collaborations de Marc Jacobs avec des artistes comme Stephen Sprouse ou Takashi Murakami, en passant par Richard Prince.
En 2012, Louis Vuitton s’accapare encore plus l’image patrimoniale du Louvre, en tournant un film publicitaire à l’intérieur et à l’extérieur du musée (« L’invitation au voyage - Louis Vuitton »), se terminant par l’échappée de son héroïne en montgolfière depuis la cour Carrée. Qu’on ait pu autoriser le survol du monument empli de chefs d’oeuvre par un engin utilisant du feu laisse pantois. Cela montre toute l’emprise de la marque sur l’établissement public.
Au même moment, Marc Jacobs, directeur artistique chez Vuitton depuis seulement 15 ans, a droit à une exposition aux Arts décoratifs occupant l’une des ailes du palais du Louvre. Plutôt une publi-exposition au regard de son contenu qui établit un lien ténu entre le fondateur de la maison de maroquinerie au 19e siècle et le styliste salarié du 21e siècle de sa section mode. Evénement qui arrache à une journaliste, conquise, de Marie-Claire : « Seul point négatif pour notre portefeuille : on ressort avec l’envie pressante de repartir avec un sac à main Louis Vuitton ! ». Tout était dit.
Encombrant la cour Carrée durant environ un mois, deux fois dans l’année, les défilés Louis Vuitton se succèdent dans des décors toujours plus spectaculaires et originaux, qui leur assurent une grande visibilité médiatique : reproduction d’un manège (printemps-été 2012), d’une locomotive (automne-hiver 2012-2013), d’escalators d’un grand magasin avec l’artiste Daniel Buren (printemps-été 2013), d’une fontaine (printemps-été 2014)... Le public lambda ne découvrant sur place qu’un grand hangar blanc, entouré de barrières métalliques.
En 2015 et 2016, la maison commet des infidélités au Louvre pour s’exporter vers la nouvelle fondation Louis Vuitton puis vers sa future boutique place Vendôme. Mais pas question de laisser la place libre, elle est aussitôt remplacée par Dior, autre marque du groupe LVMH, manifestement avec le même type d’arrangement. Entrée au fonds de dotation du Louvre en 2014, la société Christian Dior Couture fait un don de 1,25 million d’euros l’année suivante.
Pour ces défilés Dior prêt-à-porter femme (ses collections haute couture défilant généralement dans le jardin du musée Rodin, via une location d’espace), la cour Carrée se pare d’installations tout aussi spectaculaires : espace intergalactique (printemps-été 2015), montagne de fleurs bleues (printemps-été 2016). Une seule fois l’espace reste vide, en octobre 2016 pour les collections Printemps-Eté 2017.
VERS TOUJOURS PLUS DE PRIVILÈGES
En mars 2017, pour le retour au Louvre des défilés Vuitton désormais sous la direction artistique de Nicolas Ghesquière, une nouvelle étape est franchie et un tabou levé. Jusque-là, au dire même de l’ancien responsable du mécénat, il était impensable qu’un défilé ait lieu dans les salles mêmes du musée, au plus près des oeuvres. Grâce à la plus grande permissivité de son nouveau président, Jean-Luc Martinez, nommé en 2013, les mannequins sont autorisés à défiler au milieu des sculptures du 17e siècle de la cour Marly, le lieu volant presque la vedette, dans la presse, aux créations textiles.
Le compte Twitter du musée n’hésite plus à relayer pour les « fashion lovers », une vidéo annonçant le défilé diffusé en live sur Facebook, un événement pour l’époque. En clair, à en faire la publicité. Peut-être s’agit-il de l’un de ces « tournages », évoqués dans son rapport d’activités 2017, « montés en contrepartie d’opérations de mécénat, telles que Vuitton ou DS Automobiles, et [qui] ont fait rayonner notre institution à travers le monde entier ». C’est l’année où l’entreprise s’engage pour le réaménagement de ses salles étrusques et italiques, chantier qui va durer plusieurs années, et signe une nouvelle convention de mécénat avec l’établissement.
Le 11 avril, c’est une apothéose. Louis Vuitton organise une réception privée, mais largement médiatisée, au coeur même du Louvre pour le lancement de « Masters », nouvelle série de sacs et objets de maroquinerie créée en collaboration avec l’artiste américain Jeff Koons. Lequel y a fait imprimer cinq reproductions d’oeuvres de maîtres de la peinture, grâce, pour trois d’entre elles, à un partenariat avec la RMN qui a fourni les fichiers en ultra haute définition. En guest star, la Joconde by Léonard de Vinci, les autres étant signés Rubens, Fragonard, Titien et Van Gogh. « Je voulais que cela devienne de l’art, je pense que ces sacs sont de l’art », déclare l’artiste dans une vidéo promotionnelle, sous les railleries des réseaux sociaux. « Le pire de Vuitton, on dirait un sac souvenir trouvé à la boutique du musée, ou ces sacs cheap vendus dans la rue », réagit une internaute. Aux anges, son dirigeant, Michael Burke, parle, lui, de « transgression » dans Madame Figaro.
Les 200 invité·es n’en ont cure et traversent les plus beaux espaces du musée, où des sacs sont exposés tels des oeuvres d’art sur leur piédestal. L’assistance rejoint la salle des Etats, le saint des saints, puisqu’un dîner est donné sous le regard de la vraie Joconde et contre tous les règlements de musées qui interdisent de manger et boire près des collections pour des raisons de conservation préventive. Ce, en présence du président du Louvre lui-même. Du jamais vu [4]. Combien la marque a-t-elle déboursé pour accéder à un tel privilège ? Mystère. Est-ce une contrepartie de mécénat ? Nous ne le saurons pas. Le Louvre a beau être le premier de nos établissements publics culturels, on n’en trouvera aucune trace dans son rapport d’activités et la presse, qui relaie largement l’événement, se fiche royalement de ces considérations pratiques.
C’est malgré tout le moment choisi par le Louvre pour honorer, dans ce même rapport, dix ans de partenariat avec l’entreprise Louis Vuitton. Dans un encadré du chapitre consacré aux ressources complémentaires, quelques questions, vagues, sont posées à Michael Burke, son PDG, aux réponses assez convenues : « Pourquoi avoir choisi notre musée comme partenaire privilégié ? (...) - C’est une institution qui incarne une certaine vision française du monde et les valeurs de tolérance, de partage et de transmission, auxquelles la Maison Louis Vuitton est particulièrement attachée ». Et « qu’est-ce que le musée du Louvre apporte à une maison comme Louis Vuitton ? - (...) L’image du Louvre fait écho aux valeurs essentielles de la Maison Louis Vuitton qui n’a cessé d’allier l’innovation à l’héritage pour se renouveler ». Qu’ont-ils en commun ? « Cet engagement pour la créativité ». Et les défilés, pour la première fois cités ? « En ayant le privilège de défiler au Louvre, nous offrons un voyage à nul autre pareil : un voyage à l’épicentre de l’histoire ».
S’affiche bientôt sur le pavillon de Marsan en travaux, dépendant du musée des Arts décoratifs, une publicité XXL pour la collab Vuitton x Koons, avec portrait géant de la Joconde. L’été, une autre bâche publicitaire s’étale sur la façade même du Louvre en bord de Seine pour des parfums Dior tandis que la méga exposition « Christian Dior, un couturier de rêve » triomphe aux Arts décoratifs. En 2017, LVMH est omniprésent sur le domaine. A l’automne, le groupe prend la tête de l’opération « Tous mécènes » pour l’acquisition du Livre d’heures de François 1er, apportant au final 7,9 millions d’euros sur les 10 nécessaires. En octobre encore, Louis Vuitton défile cette fois dans les fossés du Louvre médiéval.
En mars 2018, maintenant que les portes sont grandes ouvertes, l’entreprise jette son dévolu sur la cour Lefuel, jamais accessible au public, pour un retour dans la cour Carrée en fin d’année. Avant de retourner à l’intérieur en mars 2021, alors que le Louvre est fermé pour cause de confinement en période de Covid. Le défilé sans VIPs, uniquement diffusé par vidéo, a lieu au milieu des sculptures italiennes de la galerie Michel-Ange ainsi que la galerie Daru, toutes deux éclairées par des néons surpuissants. Selon l’AFP, « tourner le film à l’intérieur du Louvre permet à Nicolas Ghesquière de montrer comment le déhanchement des mannequins est guidé par les statues antiques. Plusieurs poses reproduisent le contrapposto, apparu au VIe siècle avant J.-C, une attitude où le poids du corps se repose sur une jambe, l’autre étant laissée libre et légèrement fléchie ».
Dans la cour Carrée, les décors sont toujours plus grandioses, comme en 2019 où est reproduit... le Centre Pompidou avec ses tuyaux multicolores, ou une fleur géante en 2022. En 2023, c’est exceptionnellement Louis Vuitton Homme qui défile dans un décor surprenant, décrit ainsi par la marque : « Tel un terrain de jeu pour enfants, un circuit géant est érigé dans la Cour Carrée du Louvre. Route de briques jaunes, il devient un parcours évolutif pour l’esprit où les fantasmes de l’enfance prennent vie ». Quel sera le prochain privilège ? Une aile à son nom dans le futur projet du Louvre Renaissance initiée par Laurence des Cars, actuelle présidente de l’établissement ?
DIOR, EMBELLIR LE JARDIN, OBSTRUER LA PERSPECTIVE
On a vu comment la marque Christian Dior s’est également immiscée au Louvre : don de 1,25 million d’euros au fonds de dotation en 2015, défilés dans la cour Carrée (à quatre reprises de 2014 à 2016), bâches publicitaires... En 2019, la société Christian Dior Couture signe une convention de mécénat avec le musée toujours dirigé par Jean-Luc Martinez, dans une configuration ressemblant étrangement à celle ayant bénéficié à Vuitton. Début février 2020, le Louvre annonce officiellement le mécénat de Dior portant sur la rénovation du jardin des Tuileries durant 5 ans, la marque « poursuivant ainsi son engagement en faveur de la biodiversité et de la lutte contre le réchauffement climatique », dixit le communiqué. Deux semaines plus tard, un défilé Dior (prêt-à-porter femme) par la styliste Maria Grazia Chiuri, a lieu aux Tuileries « dans un décor engagé, à la fois green et féministe », rapporte le magazine Vogue, l’agence chargée de monter la structure ayant reçu le label ISO 20121. La marque communique en liant ces deux actualités, insistant sur leur caractère écologiquement vertueux.
Extérieurement, il s’agit d’un gros hangar blanc, installé non pas dans les espaces prévus par le Louvre pour les privatisations conformément au règlement d’utilisation du jardin, à savoir l’esplanade des Feuillants longeant la rue de Rivoli ou le discret carré des Sangliers, entouré d’arbres où justement, autour des années 2010, des maisons de mode ont défilé dans une tente dressée (l’Espace éphémère des Tuileries), y compris Dior. Non, elle a droit à un espace jamais investi par aucune marque et ultra visible, tout bonnement au-dessus du grand bassin octogonal près de la place de la Concorde, la structure bouchant ainsi la vue sur l’axe historique vers l’Arc de Triomphe, au bout des Champs-Elysées, et dans l’autre sens, vers le Louvre lui-même. Curieuse manière de contribuer à « l’embellissement » du jardin, but de son mécénat selon le communiqué du Louvre.
Du jamais vu pour ce domaine classé monument historique depuis la Fête des Tuileries des années 1970 dont les responsables actuels, pourtant pas en poste à l’époque, gardent en mémoire le traumatisme.
« LA FÊTE » AUX TUILERIES
Durant les étés 1975 et 1976, ce temps de festivités voulu par Michel Guy, secrétaire d’Etat à la Culture qui en confia la direction au journaliste star Yves Mourousi, créa la polémique. « La ridicule et démagogique Fête des Tuileries enlaidit cet agréable jardin qui est une des rares oasis de verdure du centre de la capitale », estimait le Quotidien de Paris (24.06.1975). Pour le Monde, « le jardin de Le Nôtre ressemble à un vaste champ de foire avec guérites et chapiteaux (21.06.1976). On y trouvait diverses attractions comme un mur d’escalade ou des démonstrations de cascades, du cirque, de la danse, du théâtre, des bals publics, des concerts symphoniques et de variétés, des shows télé et des parades de l’Armée... Au-delà des nombreuses dégradations constatées sur le site, le pire, pour beaucoup, était l’obstruction de « l’une des plus belles perspectives du monde » dixit un sénateur (24.06.1976).
« Par quelle aberration, par quel maléfice, par quelle volonté iconoclaste a-t-on pu la briser en son milieu, cette perspective, par une espèce d’éléphant au repos : le chapiteau d’un cirque installé très exactement dans l’axe, au grand bassin des Tuileries ? », s’offusquait, dans sa revue, l’association de défense du patrimoine devenue aujourd’hui Sites & Monuments (04.1976). Car c’était bien sur le bassin octogonal qu’avait été dressé un chapiteau géant de 6000 places pour des spectacles de cirque conçus par Bouglione et Jean Richard. Une soirée avait été réservée à « mobiliser (...) l’opinion publique parisienne afin de réintégrer la nature dans le paysage urbain », à l’initiative du chiraquien Bernard Lafay, président du Conseil de Paris. Un magazine incitait à s’y rendre en ces termes : « Si vous voulez sauver les espaces verts à Paris... ». Quelle ironie !
Devant la bronca agitant la presse et tous les hémicycles de la République, Françoise Giroud, nouvelle secrétaire d’Etat à la Culture, mit fin à l’événement, ne trouvant « pas convenable que des jardins de cette beauté, qui sont des lieux de détente, de repos et de jeux, deviennent des lieux d’animation comme on dit ». Interrogée à l’Assemblée nationale, elle poursuivait : « Il faut certes faire de l’animation, mais uniquement là où elle s’impose » (05.11.1976). L’entretien du jardin laissant à désirer déjà auparavant, la fête l’acheva, le laissant comme si « un cyclone était passé par là », écrivait le Figaro (22.07.1976). En 1979, le ministère de la Culture entreprit sa rénovation, fort de ce constat : « Le jardin des Tuileries a été utilisé pendant les dernières années dans des buts complètement étrangers à sa vocation : on y a vu des chars de combat, des éléphants, des feux d’artifice. Les arbres sont en mauvais état, les pelouses et les bassins détruits, le sol alternativement poussiéreux et fangeux... » (Lettre d’information du ministre de la Culture, 14.05.1979) ◆
En étant autorisée à installer une structure sur le bassin octogonal des Tuileries, la marque Dior a manifestement obtenu le droit de déroger au règlement du jardin qui interdit, pour les événements, « toute nuisance », demande une « attention particulière portée à la volumétrie et à l’aspect architectural des installations admises dans le cadre de l’occupation » et exige même le « dégagement (...) des perspectives monumentales » (art.3). Rebelote en septembre et ainsi deux fois par an, l’occupation s’étendant jusqu’au carré des Sangliers pour les coulisses.
Dès lors, Dior ne pouvait plus rien refuser à son hôte. Cette même année 2020, la marque, comme le groupe LVMH, sut se montrer particulièrement généreuse, tout en soignant son image. La société participa à la vente aux enchères en ligne organisée par le Louvre pour financer des projets éducatifs, offrant un lot exclusif d’une valeur de 20 000 euros composé d’une malle contenant une robe haute couture miniature et « d’une visite privée des Tuileries autour du thème Dior et la passion du jardin – une source d’inspiration captivante pour Christian Dior qui était fasciné par les fleurs et qui nomma Tuileries plusieurs de ses silhouettes ».
Un autre lot, de même valeur, consistait en une fragrance créée sur-mesure par le parfumeur-créateur de la maison Parfums Christian Dior, inspirée d’une œuvre du Louvre au choix. Pas en reste, Louis Vuitton proposait, pour 30 000 euros, « une élégante malle personnalisée » contenant des flacons de fragrance créée sur-mesure, lors d’une journée de découverte dans un atelier à Grasse. Quant à Moët Hennessy (le MH de LVMH), la société de vins et spiritueux offrait une séance dégustation de ses plus belles cuvées pour 9 000 euros. Si Moët Hennessy et Parfums Christian Dior étaient dans la danse, c’est parce que les deux sociétés avaient participé, cette même année, à l’opération « Tous mécènes ! » pour la replantation de la grande allée des Tuileries. En 2021, Parfums Christian Dior soutint encore la rénovation des roseraies entourant le bassin octogonal.
Croyant atténuer la gêne causée par l’intrusion régulière de l’énorme structure Dior dans le paysage des Tuileries, ses responsables prirent l’habitude de décorer joliment les bâches du chantier, informant le public comme en 2022 : « Pour redonner au jardin sa splendeur et sa noblesse, le Louvre fait appel au soutien d’entreprises mécènes. Le mécénat de la Maison Dior permet de soutenir le financement des grands travaux de revégétalisation du jardin (...) En raison d’un important événement organisé par le mécène, votre parcours est modifié du vendredi 2 septembre au jeudi 13 octobre 2022. Nous vous remercions de votre compréhension ». Comme si le mécénat excusait la « gêne » créée par l’événement.
L’utilisation des Tuileries à des fins commerciales est régulièrement dénoncée, accusée de détériorer le jardin et de troubler la tranquillité des lieux. Fin 2019, avant même l’irruption de Dior dans le paysage, le député parisien macronien Sylvain Maillard avait interpellé le ministre de la Culture, Franck Riester, à propos de l’activité événementielle au jardin des Tuileries, se plaignant de la modification récente de son règlement « afin d’augmenter la durée de commercialisation possible des deux espaces » prévus à cet effet. En plus des dégradations causées par les installations, il l’interrogeait « sur la vocation de ce jardin qui n’aurait plus d’ambition autre que d’être un supplétif financier pour le musée du Louvre » [5]. La réponse arriva un an plus tard, en septembre 2020, de la ministre Roselyne Bachelot, à quelques jours d’un nouveau défilé Dior.
La ministre reconnaissait, en la défendant, l’augmentation de « la durée annuelle d’occupation » des deux espaces de l’esplanade des Feuillants et du carré des Sangliers, les demandes étant toujours acceptées en conformité avec le règlement, disait-elle, avant autorisation par la préfecture. Cependant, elle ne faisait ni mention, ni allusion à la présence envahissante de Dior. Pourtant, et c’est le plus stupéfiant, elle évoque bien son mécénat mais en inversant la configuration : « Il convient de noter qu’un partenariat important avec la maison Dior, d’une durée de cinq ans, en contrepartie de l’accueil de plusieurs défilés, finance intégralement le programme de revégétalisation et d’embellissement du jardin des Tuileries ». Ainsi, le mécénat devenait la contrepartie des défilés ! Un pas de plus vers le dévoiement du principe même du geste philanthropique, désintéressé selon la loi.
Interrogé, le Louvre nous affirme qu’aujourd’hui, « les défilés Vuitton dans la Cour Carrée et ceux de Dior aux Tuileries ne sont pas des contreparties de mécénat mais des locations d’espace ». Depuis quand ? On l’ignore. Dont acte. Reste qu’aucun des deux lieux concernés ne fait toujours partie des espaces autorisés pour cela. Et difficile de ne pas voir le lien entre le mécénat de ces marques et ces mises à disposition d’espace, quelle qu’en soit la nature. Cela rend juste la configuration encore plus obscure juridiquement et trouble moralement...
Poussant toujours plus loin les privilèges dont bénéficie LVMH au Louvre, une nouvelle étape vient d’être franchie très récemment. Si, depuis 20 ans, le groupe de luxe s’est comme accaparé ce vaste domaine public, le musée est capable, en retour, d’aller à lui. Là encore, du jamais vu. Le 27 juin 2025, pour le premier défilé Dior, prêt-à-porter homme, tant attendu du nouveau directeur artistique Jonathan Anderson, deux musées acceptèrent de prêter, chacun, un tableau de Chardin, lesquels se retrouvèrent perdus sur les parois du pavillon éphémère construit devant les Invalides. L’un, Un Vase de fleurs, venu des National Galleries of Scotland, l’autre, Le Panier de fraises, prêté par le Louvre (Laurence des Cars était présente), clôturant même les images de l’événement retransmises en live. Fantaisie du styliste qui remercia les institutions sur Instagram ? Pas vraiment, plutôt un retour sur investissement pour le groupe présidé par Bernard Arnault qui avait déboursé, en 2023, deux tiers de son coût, soit 15 millions d’euros, pour que le Louvre puisse acquérir l’oeuvre classée « Trésor national », ouvrant droit, pour le donateur, à une réduction d’impôt de 90%. Juste retour des choses ◆ Bernard Hasquenoph
[1] Règlement des cours, jardins, passages et péristyles du Domaine national du Louvre et des Tuileries.
[2] « Les défilés de mode au musée du Louvre : 1982-2019 », Éliette Reisacher, Ecole du Louvre, 2019. Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode, sous la direction d’Olivier Gabet, édition La Martinière, 2025, p.23.
[3] 2008 : Exposition « Bronzes français. De la Renaissance au siècle des Lumières », 350 000€ ; « Jan Fabre au Louvre », 30 000€. 2009 : « Le Louvre invite Umbertco Eco ». 2010 : exposition(s) et programmation culturelle. 2011 : exposition(s) et art contemporain. 2012 : « Chypre médiévale, entre Byzance, l’Orient et l’Occident », « Wim Delvoye ».
[4] Du coup, le dîner annuel des mécènes qui n’y avait jamais eu droit, sera organisé à son tour dans le musée quelques mois plus tard, salle Daru, moins prestigieuse mais pas mal non plus. « Nous souhaitons que le musée garde la main sur l’organisation de ce type de soirées, qui doivent rester rares afin de ne pas risquer d’abîmer les collections », déclare alors au Figaro Sébastien Allard, directeur du département des Peintures.
[5] Journal officiel, 12.11.2019.