28.06.2025 l « HEUREUSE NOUVELLE : le musée du Louvre accueille enfin la mode. Par bonheur, les mentalités ont bigrement changé. Le ministre de la Culture que j’étais se souvient de l’hostilité des conservateurs de cette grande maison à l’organisation de manifestations de mode... » Ainsi s’exprimait sur X, le 27 janvier dernier, Jack Lang, à l’annonce de l’exposition « Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode » disséminée dans les collections du premier musée du monde. Hormis l’événement exceptionnel « Yves Saint Laurent aux musées » où quelques robes du créateur décédé furent exposées dans la Galerie d’Apollon en 2022, il s’agit en effet d’une première au Louvre. Mais la mode y avait déjà fait son entrée en 1982, d’une autre façon. Par la tenue de défilés de prêt-à-porter dans la cour Carrée, ainsi que dans la cour Napoléon, où des tentes avaient été dressées. C’était avant les travaux du Grand Louvre.
Et c’est bien le ministre Jack Lang qui l’imposa au musée, un an après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Au départ, sans redevance et toutes marques confondues. Ceci, « sous les yeux horrifiés de ses conservateurs qui nous voyaient entrer dans leur sanctuaire », comme le raconta également Jacques Mouclier, président à l’époque de la Fédération française de la couture, dans un livre [1]. « Un inventaire, pavé par pavé, était fait dans la Cour Carrée à notre arrivée et à notre départ, et nous avions l’obligation de nettoyer le sol au Karcher afin de faire disparaître toute trace de notre passage », se souvenait-il encore. Aux risques de détérioration et de problèmes logistiques que cela engendrait pour le musée, s’ajoutait l’impossibilité pour le public de jouir librement, durant plus d’un mois, de l’un des plus beaux espaces du palais.
LA COUR CARRÉE DÉJÀ OCCUPÉE
Pour autant, la cour Carrée avait déjà accueilli des événements, non sans polémique. A l’été 1973, l’Office du tourisme de Paris proposa les « Nuits du Louvre », sous la direction artistique du journaliste de télévision Yves Mourousi. De juin à octobre, se succéderont, en soirée et à ciel ouvert, concerts symphoniques, variétés, parade historique de la gendarmerie et ballets de l’Opéra de Paris pour un Lac des cygnes dansé par Rudolf Noureev avec soirée gratuite le 14 juillet. Une initiative qui enchanta le New York Times qui parlera de « succès phénoménal » pour ce dernier spectacle (29.07.1973). La cour se retrouva occupée, décrivait le Monde (16.01.1973) par un « immense échafaudage métallique qui élève ses sept mille places en gradin », donnant sur une scène « adossée à la belle façade du pavillon de Sully ». On aura trouvé pire comme décor.
Selon l’historien Michel Carmona, la presse française « se déchaîn[a] contre le projet sacrilège, et lui souhait[a] le maximum d’insuccès », allant jusqu’à se réjouir des annulations dues à la pluie, tandis que les commerçants de la rue de Rivoli se plaignaient d’une baisse de clientèle, du fait de la fermeture de la cour [2]. L’un des plus virulents opposants fut l’historien de l’art et défenseur du patrimoine Yvan Christ qui, dans la revue L’Amateur d’art, condamnait l’événement en ces termes : « Les convertis au dogme de l’animation ont décidé de jeter leur dévolu sur un des monuments essentiels de la capitale : la Cour carrée transformée en un lieu festif, voir ludique ». Un crime dénoncé bien avant l’ère de « l’Homo Festivus » vilipendée par l’écrivain réactionnaire Philippe Muray dans les années 2000.
La Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France (devenue Sites & Monuments) relaya les diatribes d’Yvan Christ quand celui-ci récidiva trois ans plus tard, alors que la cour Carrée n’hébergeait plus, l’été, que des ballets. Yves Mourousi avait déplacé son show quelques centaines de mètres plus loin avec « La Fête » aux Tuileries, sous l’égide du Secrétariat d’Etat à la Culture dirigé par Michel Guy et de la Ville de Paris non encore doté de maire [3]. Un mélange de fête foraine, cirque, danse et concerts de variétés, cible de toutes les critiques, auquel mit fin Françoise Giroud, comme on le verra dans la seconde partie.
En 1976, Yvan Christ publia dans la revue France Forum (fév.-mars 1976) un long article au titre explicite : « Culture, animation, nuisances », traduit dans le texte en formule mathématique : « culture + animation = nuisances ». Il s’en prenait à nouveau aux festivités estivales du Louvre : « La cour Carrée, convertie en théâtre, tient lieu d’« espace festif ». C’est en conclure que nul ne peut, sans bourse délier, considérer la cour admirable d’un des plus grands palais de l’univers ». Il s’insurgeait contre la présence « de monstrueuses tribunes métalliques qui en masquent partiellement l’ordonnance et qui l’altèrent de façon très insensée ». Il allait jusqu’à parler d’ « un Louvre violé qui fait peine à voir, si tant est qu’on le voit et qu’on cherche à le voir ? ». Les mêmes arguments seront repris à propos des défilés de mode, à la différence que ceux-ci seront réservés à un public sélectionné et restreint.
L’ÉTAT SOCIALISTE, GRAND MÉCÈNE DU LUXE ET DE LA MODE
Quand Jack Lang introduisit la mode dans la cour Carrée en 1982, il y allait du prestige de la France, de la valorisation d’un secteur économique puissant ainsi que de sa reconnaissance patrimoniale. Claude Mollard, proche collaborateur du ministre, allait encore plus loin : « La reconnaissance de ce nouveau champ artistique participe de l’élargissement du champ de la culture, de sa démocratisation » [4]. De là l’installation en 1986 d’un musée des Arts de la mode au sein des Arts décoratifs, dans le pavillon de Marsan au bout d’une aile du Louvre, porté par les deux hommes, ainsi que la création, la même année, de l’Institut français de la mode (IFM) pour former ses futur·es professionnel·les. Un soutien partagé au plus sommet de l’Etat.
Le président Mitterrand lui-même, recevant « les créateurs de mode » à l’Elysée en octobre 1984, considérait la discipline comme un « art majeur ». Dans son discours, il asséna cette phrase définitive : « La création des styles de mode peut être considérée comme l’un des beaux-arts ». Sans omettre la dimension économique : « Les secteurs industriels qui font confiance aux créateurs sont presque toujours en expansion ». Recette marketing qu’appliquera plus tard un certain Bernard Arnault dans son groupe LVMH, alors que, ironie de l’histoire, encore entrepreneur dans l’immobilier, celui-ci s’était exilé aux Etats-Unis en 1981 pour fuir la France socialo-communiste. Ce n’est pas le moindre des paradoxes, c’est bien le pouvoir socialiste qui est à l’origine de la vertigineuse ascension que connaîtra ensuite le secteur du luxe. Un mouvement amorcé au coeur du Louvre, dans la cour Carrée.
Le très chiraquien Jacques Mouclier, à la tête de la Fédération française de la couture, en avait bien conscience, en ne tarissant pas d’éloges pour ces socialistes parvenus au pouvoir. « Grâce à eu, expliquait-il au Monde en 1983, nous avons pu, depuis quatre saisons, frapper un grand coup sur le plan international : nous avons installé nos collections dans la cour Carrée du Louvre, lieu prestigieux à la hauteur de nos ambitions, et réconcilié du même coup la grande presse étrangère avec Paris et la haute couture ». Ce que confirmait une journaliste du New York Times en octobre 1982 : « Toute crainte que cette ville ne soit détrônée comme centre de la mode mondiale a été dissipée par la scène qui s’est déroulée dans la cour du Louvre » [5].
LE MUSÉE DU LOUVRE N’A PAS SON MOT À DIRE
Azzedine Alaïa, Jean-Paul Gaultier, Thierry Mugler, Claude Montana, Issey Miyake, Chloé, Kenzo, Ungaro... Soixante-dix défilés se succédèrent ainsi dans la cour Carrée tous les printemps et automne, mobilisant dix semaines chaque année entre le montage et le démontage des tentes (Le Monde, 30 octobre 1988). Une occupation malgré tout plus courte que les festivités précédentes, ce qui sembla, dès lors, moins gêné les défenseurs du patrimoine.
Pour les personnels qui partageaient les lieux - musée, Ecole du Louvre, et encore le ministère des Finances -, la situation était plus problématique : difficultés pour garer les voitures dans la cour Napoléon servant alors de parking, transport compromis des oeuvres par la cour Carrée, manque de communication entre les différents intervenants... Il faut dire que le musée « n’a pas véritablement eu son mot à dire et n’a fait que subir la présence des professionnels de la mode », expliquait en 2019 Éliette Reisacher, élève à l’Ecole du Louvre, dans un mémoire de recherche en ligne fourmillant d’informations puisées dans les archives et la presse de l’époque, un « mémoire passionnant » selon le propre catalogue de l’exposition en cours Louvre Couture [6]. Si le ministère de la Culture pouvait agir de cette façon, c’est parce que le Louvre en était statutairement entièrement dépendant et que la cour ne relevait pas de sa gestion. Ses dirigeants n’avaient pas d’autre choix que de s’incliner.
De plus, cela ne rapportait rien au musée - en dehors d’une visibilité internationale - puisque le ministre de la Culture avait décidé d’offrir l’occupation des lieux au monde de la mode devant juste s’acquitter de quelques frais d’indemnisation. Et ce, malgré les remontrances du ministère de l’Economie. En 1984, Jack Lang, contraint de céder, tenta, malgré tout, de faire baisser la note. A cette date, la cour Carrée en travaux, les défilés se durent se replier dans le jardin des Tuileries pourtant lui-même en réfection car dégradé par des « autorisations aventureuses » selon un fonctionnaire (les fêtes mourousiennes), là encore malgré l’avis des responsables de son entretien. Qu’importe, des tentes furent dressées autour du bassin octogonal, irritant certains promeneurs. Par mesure de protestation, « devant ce qu’ils considèrent comme l’expression d’un laxisme de la part du Ministère », les jardiniers renoncèrent « aux plantations florales », fit savoir leur chef au ministre Jack Lang.
En 1986, retour dans la cour Carrée, avec enfin une convention d’occupation fixant une redevance mais à prix avantageux, du fait de la participation du secteur de la mode « au développement des activités culturelles » et à la « politique du ministère » de la Culture. Mais le Louvre n’avait toujours rien à dire. Son président, Emile Biasini, chargé par François Mitterrand de mener à bien le projet de transformation du Grand Louvre s’ouvrant sur la ville, s’insurgeait contre cette présence inopportune qui entraînait son lot de plaintes. « La cour Carrée n’a pas été restaurée pour devenir un foirail auquel le public n’a pas accès », protesta-t-il auprès du cabinet du nouveau ministre de la Culture, François Léotard, nommé par le Premier ministre de cohabitation Jacques Chirac. Considérant également la mode « comme un art à part entière », le ministre de droite ne remit pas en question l’initiative de son prédécesseur socialiste. Il accorda même, en plus, des autorisations pour de nouvelles occupations aux Tuileries. « Le jardin est ainsi un lieu privilégié pour les événements de mode, au détriment des volontés patrimoniales », écrit Éliette Reisacher.
LA COUR CARRÉE SANS MODE MAIS À NOUVEAU OCCUPÉE
En 1993, sont inaugurées sous le Louvre, jouxtant la galerie marchande, les salles du Carrousel prévues pour accueillir salons et événements parmi lesquels des défilés de mode dans des conditions confortables, comme le réclamait depuis si longtemps Jacques Mouclier, représentant du secteur. Un accord est signé avec la société privée qui les gère pour une occupation deux mois par an, les recettes ne revenant toujours pas au musée ou, indirectement, par la redevance générale de l’opérateur. Sans prestige, ces nouvelles salles seront cependant boudées par une partie de la profession préférant dorénavant se démarquer par des défilés toujours plus spectaculaires dans des lieux originaux. L’activité contractuelle avec la fédération de la mode cessera en 2010, tout en se prolongeant épisodiquement à la demande de telle ou telle maison.
Avec des espaces réservés à la privatisation, détaillés sur une plaquette à destination des entreprises, on aurait pu penser terminée l’obstruction de la cour Carrée n’y figurant pas, il n’en fut rien [7]. Une surprise d’autant plus grande que, depuis son passage au statut d’établissement public à caractère administratif en 1993, le musée était enfin responsable de l’ensemble de ses espaces extérieurs (cours, jardins, passages et péristyles) dont la vocation, stipule un règlement, « est d’être un lieu de promenade et d’accès au musée. La tranquillité, l’agrément, le caractère piétonnier du site doivent y être préservés et l’ordre, l’hygiène, la sécurité des personnes, la sûreté des œuvres, des bâtiments et des plantations doivent y être assurés » [8].
Le ministère ne pouvait plus rien lui imposer de ce côté. Mais le musée était également moins dépendant financièrement de l’Etat et devait augmenter ses ressources propres. En 2000, Pierre Rosenberg, le président du Louvre, accepta exceptionnellement de (re)louer la cour Carrée une soirée pour 3,5 millions de francs à l’entreprise Vivendi pour son assemblée extraordinaire d’actionnaires devant se dérouler sous chapiteau, ce qui la ferma au public pendant plusieurs semaines, non sans protestation.
Mais c’est à partir de 2001, avec la prise de fonction d’Henri Loyrette à la tête de l’établissement, que les événements vont à nouveau se multiplier dans la cour Carrée, au détriment de sa seule valorisation patrimoniale. Oubliées les réticences d’autrefois. Pour des soirées nécessitant des semaines d’aménagement débordant jusqu’aux abords de la colonnade du Louvre, la cour sera mise à la disposition, en location ou en contrepartie de mécénat, des entreprises Carrefour (mars 2003), Mc Kinsey (avril 2006) et l’Oréal (juin 2006). Là, encore, des protestations s’élevèrent, d’associations et d’élu·es comme le maire du 1er arrondissement. « Cet usage commercial des espaces architecturaux les plus prestigieux du palais est en effet indigne du Louvre et de son décor architectural. L’argent roi a trouvé là un nouveau territoire et de nouveaux adorateurs », tempêtait Alexandre Gady, président de Sites & Monuments (04.2003).
2006 sera une année particulièrement faste, les recettes de location de la cour Carrée s’élevant à près d’1 million d’euros. Aux deux soirées d’entreprise, s’ajoutant 4 jours en octobre durant lesquels la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC) accueillera sous une tente 80 galeries (et quelques oeuvres aux Tuileries rattachés depuis 2005 au domaine du Louvre), nouvelle collaboration annuelle et rémunérée pour le musée. Si la cour s’en retrouvait obstruée, elle restait néanmoins accessible au public à cette occasion. Il s’agissait juste du prélude à une événementialisation de la cour Carrée qui allait prendre un autre tournant en 2007...
[1] Haute couture, Jacques Mouclier, éd. Jacques-Marie Laffont, 2004.
[2] Le Louvre et les Tuileries, huit siècles d’histoire, Michel Carmona, éd. La Martinière, 2004.
[3] Le jardin des Tuileries ne dépendait pas encore du Louvre à cette date. L’été 1975, l’Opéra de Paris avait investi seul la cour Carrée avec « la Belle au bois dormant ». L’année suivante, ce fut le Ballet de Léningrad.
[4] Le Cinquième pouvoir. La Culture et l’Etat de Malraux à Lang, Claude Mollard, éd. Armand Colin, 1999, p.346.
[5] « Paris Openings : Flamboyant and Full of Flair », New York Times, 18.10.1982.
[6] « Les défilés de mode au musée du Louvre : 1982-2019 », Éliette Reisacher, Ecole du Louvre, 2019. [[« Les défilés de mode au musée du Louvre : 1982-2019 », Éliette Reisacher, Ecole du Louvre, 2019. Louvre Couture. Objets d’art, objets de mode, sous la direction d’Olivier Gabet, édition La Martinière, 2025, p.23.
[7] Espaces du Louvre prévus pour la privatisation : hall Napoléon et mezzanines Richelieu et Denon, auditorium, cafés Denon, Richelieu et Mollien, Louvre médiéval.
[8] Règlement des cours, jardins, passages et péristyles du Domaine national du Louvre et des Tuileries.