19.08.2023 l OK, NOTRE TITRE EST FAUX puisque l’établissement public culturel, avant-gardiste à sa création, a été pionnier en accueillant en 1997, à l’occasion de l’Europride, un colloque intitulé Les Etudes gay et lesbiennes co-organisé par Didier Eribon avec, pour point d’orgue, une conférence de Pierre Bourdieu. Ce qui peut sembler banal aujourd’hui, était tout à fait audacieux pour l’époque, voire transgressif. Ce dont avait parfaitement conscience le président du centre ayant décidé d’accueillir la manifestation, à savoir le très chiraquien Jean-Jacques Aillagon qui, fait rare dans le milieu politique dans lequel il gravitait, fera son coming-out en 2002 dans une interview au Monde, avant de devenir ministre de la Culture.
A l’occasion de ce colloque, celui-ci déclarait : « Je prends le pari que ces rencontres feront date. Date dans l’histoire des institutions culturelles françaises qui témoignent aujourd’hui de leur capacité à s’ouvrir à un champ nouveau de recherches (...) Date, aussi, dans l’histoire de la communauté gay et lesbienne française, qui trouve pour la première fois, à travers cette initiative, accès à l’affirmation institutionnelle » [1]. Décision qu’il justifiait par le fait que le centre avait toujours eu pour mission « d’être l’institution privilégiée de la réflexion, du débat sur la culture contemporaine, sur la diversité de ses situations, et sur les mutations de notre société ». On ne peut pas dire qu’il fut suivi par les autres institutions culturelles françaises.
Le Centre Pompidou a toujours eu une place à part dans sa relation avec la communauté LGBT, par son ouverture culturelle bien sûr mais aussi par sa proximité avec le quartier du Marais où vont s’implanter dans les années 1980 des lieux commerciaux et de sociabilité ouvertement gay. Ce n’est pas un hasard si la première « Marche nationale pour les droits et les libertés des homosexuels et des lesbiennes » organisée à Paris, le 4 avril 1981, quelques jours avant l’élection de François Mitterrand, se termina sur la piazza du Centre Pompidou. Les photos de Jean-Claude Aubry, dont l’une acquise par le centre, en témoignent. En 2017 pour un autre sujet, j’avais mené un entretien avec un agent de surveillance “historique” du musée national d’Art moderne qui se souvenait encore de cette journée. « En 1981, un mois avant les élections, la Gay Pride s’était terminée à Beaubourg, tout avait été investi par les coursives. A l’époque, c’était très facile, les gens étaient montés par les escaliers de secours et avaient tendu des bâches », racontait-il.
« L’ART CONTRE LE SIDA NE SERT À RIEN : METTEZ DES CAPOTES ! »
S’il n’y a jamais eu, à notre connaissance, d’expositions à proprement parler LGBT au musée national d’Art moderne, comme a pu l’être « Queer British Art 1861–1967 » à la Tate Britain en 2017, le sujet des sexualités a déjà été abordée, ne serait-ce que dans l’exposition « Feminimasculin. Le sexe de l’art » (1995-1996). Dans le même temps, rappelle l’exposition « Over the Rainbow », le Forum accueillit un kiosque de prévention et d’information sur le sida, tandis que fut accrochée durant trois semaines une bâche en façade sur laquelle on pouvait lire « L’art contre le sida ne sert à rien : mettez des capotes ! ». Double opération de l’artiste Olivier Blanckart qui avait déjà proposé une Galerie des Urgences durant une semaine en 1992 dans le Marais, sans participer l’année suivante à l’exposition du Centre Pompidou, « Images pour la lutte contre le sida » (1993-1994).
Au musée, le sujet LGBT n’était pas évité dans les cartels comme cela l’est encore si souvent chez ses homologues français. Ce qu’observe plus précisément pour l’histoire de l’art, Damien Delille, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université Lumière Lyon 2, dans le catalogue : « En contraste avec les pays anglo-saxons, la vie et les luttes d’émancipation sexuelle ne constituent pas des enjeux artistiques pour les musées français, alors même qu’une subculture homosexuelle a participé à l’évolution de l’art ». Au Centre Pompidou, on peut citer l’exposition récente « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander » (2022) qui consacrait une section entière aux « transgressions de l’hétérosexualité » et au « décloisonnement des genres ». Ou, à la rétrospective Hockney (2017) qui ne se contentait pas d’évoquer l’homosexualité de l’artiste mais exposait des revues homoérotiques ayant pu l’inspirer.
Si, à partir des années 2000, on trouve dans la programmation du Centre Pompidou, émanant notamment du service de la Parole, des événements liés à la thématique - comme par exemple la rencontre « Let’s queer art history ! » en 2011 ou le débat « 50 ans de Gay Pride : les homosexuel·les, transgenres et queers en quête de mémoire ? » en 2019 -, cela fait très peu d’années, à partir de 2020 semble-t-il, que le musée s’est ouvert à la possibilité de nouveaux modules de médiation, et qu’on observe une volonté de communiquer autrement. En juin 2021, la façade du Centre Pompidou se para des couleurs du drapeau arc-en-ciel, y compris sa célèbre chenille, en l’honneur de la Quinzaine des Fiertés, proposant des ressources documentaires sur son site.
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— Centre Pompidou (@CentrePompidou) June 25, 2021
Mais ce n’est que l’année suivante, durant une quinzaine de jours de juin, que le musée proposa des visites guidées gratuites « Fiertés ! » pour décrypter « les représentations des lesbiennes, gays, bi et trans dans les œuvres d’art moderne et contemporain » de ses collections. Des visites assurées par son équipe de conférenciers et conférencières, en partenariat avec le Centre LGBT de Paris, son voisin rue Beaubourg. Initiative qui ne semble pas hélas avoir été pérennisée, comme plusieurs le réclamaient sur Twitter. La même année, le centre fit un clin d’oeil sur les réseaux sociaux à Paloma, première gagnante de l’émission Drag Race France qui fêta sa victoire lors d’une mémorable soirée au Café Beaubourg à deux pas, l’interviewant sur « ses attrape-cœur picturaux, de Tamara de Lempicka à Otto Dix, pour lequel elle cultive une véritable passion ». Anecdotique peut-être, mais qui détonne tellement dans les institutions françaises.
UN AUTRE REGARD PORTÉ SUR L’HISTOIRE DE L’ART
Aujourd’hui, l’exposition « Over the Rainbow » marque une nouvelle étape, donnant une plus grande visibilité à l’attachement qu’a toujours porté le Centre Pompidou à la communauté LGBTQIA+. L’histoire commence en 2021 quand la Bibliothèque Kandinsky qui conserve, au sein du musée national d’Art moderne, plus de 18 000 œuvres imprimées d’artistes majeurs des 20e et 21e siècles, décida de s’enrichir d’items relatifs à la culture visuelle LGBTQIA+. Il n’est sans doute pas innocent que cela advienne alors qu’on n’a jamais autant parlé en France d’archives LGBT.
Pour son directeur et conservateur Nicolas Liucci-Goutnikov, il s’agissait de « faire entrer au musée une culture qui en était absente ». Cela marque, ajoute-t-il, « la volonté du musée d’inclure une diversité au sein de ses collections à travers cet autre regard qui est porté sur l’histoire de l’art. Cela vient peut-être tard mais en tout cas, c’est le fruit d’une campagne de prospection qui a été très active puisque nous avons acquis environ 500 œuvres imprimées ». Une acquisition de livres illustrés, revues, zines, affiches et tracts rendue possible grâce au soutien financier du laboratoire pharmaceutique américain Gilead Sciences et de sa filiale française, incontournable dans la lutte contre le Sida comme producteur d’antiviraux, détenteur un temps du monopole de la PrEP, traitement de prévention très utilisé par les gays.
Une activité commerciale qui justifie un positionnement original en terme de mécénat, puisque Gilead soutient non seulement « des actions qui favorisent la prévention, améliorent l’accès aux soins des patients les plus vulnérables et accompagnent les patients dans leurs parcours avec la maladie » mais aussi « des organisations qui œuvrent pour lutter contre les idées reçues, la stigmatisation et la discrimination ». D’où le soutien, en France, à des associations comme Act Up-Paris ou AIDES (ce qui n’empêche pas les conflits) et maintenant au Centre Pompidou pour cette campagne d’acquisition d’œuvres, ainsi que pour l’exposition « Over the Rainbow » qui les présente. D’ailleurs, l’iconographie militante liée à la lutte contre le sida y tient une place de choix, pour l’essentiel américaine, notamment du collectif Akimbo qui sévit à San Francisco vers 1990 ou dans les photos des Soeurs de la Perpétuelle Indulgence prises dans les années 1980 par Jean-Baptiste Carhaix, dont l’une constitue le visuel de l’expo. On y voit une Soeur portant une pancarte avec ce slogan indépassable : « Thank God I’m Gay ».
Pour la direction du centre, aujourd’hui représentée par Laurent Le Bon, son président, et Xavier Rey, à la tête du musée national d’Art moderne, « Over the Rainbow » s’inscrit dans le parti pris, depuis plus d’une décennie, par l’institution « de relire ses collections au prisme de problématiques transversales entrant en profonde résonance avec les débats contemporains », comme le furent les expositions « elles@centrepompidou » (2009) et « Global(e) Résistance » (2020) [2]. Avec un angle intéressant puisqu’il s’agit de constater ici comment les artistes ont accompagné, par leur production et/ou par leur vie, le mouvement d’émancipation des personnes LGBTQIA+. Une vision positive donc, pour « un ensemble d’oeuvres ayant pour point commun d’affirmer, d’une façon ou d’une autre, ce que dénigre la représentation homophobe, et d’en renverser en quelque sorte la charge », écrit Nicolas Liucci-Goutnikov.
UNE CONSTELLATION D’OEUVRES
Bien que se déroulant chronologiquement, l’exposition ne se veut pas exhaustive mais apparaît comme « une constellation d’œuvres » pour reprendre une expression du catalogue constitué de la même façon, par une succession de courts textes. A la suite de quelques Unes de journaux dénigrants et homophobes type L’Assiette au beurre, elle s’ouvre par le Paris lesbien (déjà un exploit que ce ne soit pas le Paris gay) où l’on croise la riche américaine Natalie Clifford Barney venue vivre vers 1910, avec sa compagne peintre Romaine Brooks, dans « la seule ville où l’on peut vivre et s’exprimer à sa guise », ou Marie Laurencin enlacée par la styliste Nicole Groult. Elle se clôt par la photo culte et grand format de deux garçons se roulant une pelle torride prise par Wolfgang Tillmans en 2002, image devenue virale sur les réseaux sociaux. Entre ces deux moments, se dévoilent de multiples histoires, intimes et publiques, surgissent des personnalités oubliées, qui n’ont jamais eu les honneurs de la pleine lumière.
Comme cette relecture inattendue proposée de la célèbre Fontaine (1917) de Marcel Duchamp, objet de l’urinoir que lui appelait une pissotière. De ce mot, émerge tout un imaginaire lié à l’usage détourné qu’en faisaient alors les homosexuels pour s’adonner à des rencontres furtives, pratique à laquelle fait allusion Duchamp dans un collage qu’il réalise en 1961, représentant une vespasienne sur laquelle est écrit l’anagramme « De ma pissotierre j’aperçois Pierre de Massot », du nom d’un ami poète, bisexuel assumé, auteur de Mon corps, ce doux démon (1959) préfacé par André Gide. Ainsi, en exposant l’objet trivial comme une œuvre d’art, c’est toute une subculture que Duchamp mettait en valeur, lui, qui s’était créé un double féminin en la personne de Rrose Sélavy, préfigurant la place centrale que la question du genre allait prendre dans l’art contemporain et dans nos sociétés modernes.
Autre découverte, la peintre Michel-Marie Poulain (1906-1991), femme transgenre qui l’assume publiquement dès les années 1930, sujet de reportages dans la presse ou se confiant dans un livre, J’ai choisi mon sexe (1954), à l’instar de sa prédécesseure, peintre également et plus connue Lili Elbe (1882-1931) - je l’ai justement découverte grâce à un cartel du Centre Pompidou - dont son épouse avant son opération de réattribution sexuelle, la peintre Gerda Wegener (1886-1940), quand on lui demandait s’il n’était pas bizarre d’accepter les tenues féminines de « son époux », répondait : « Oui, cela l’est. Mais il doit en être ainsi. Car les artistes doivent être bizarres et pleins de fantaisie et d’imagination, sinon ce ne sont pas des artistes, tout comme les bourgeois doivent être ordinaires ».
Cette idée longtemps admise et loin d’avoir disparue, d’une prétendue sensibilité des personnes issues des minorités sexuelles les prédestinant à devenir artistes, a sans doute permis à nombre de personnes ne se reconnaissant pas dans le modèle (hétéro)sexuel conventionnel, à trouver refuge dans les milieux culturels et à bénéficier, de ce fait, d’une certaine tolérance pour le reste de la société. Ce qui n’enlève rien à l’immense courage qu’il a fallu à ces personnalités pionnières pour qui, sans doute, rien n’a été pour autant facile. Jusqu’à le payer de leur vie puisque Lili Elbe est morte des suites d’une de ses opérations.
C’est ainsi que l’on perçoit l’incontournable Jean Cocteau (1889-1963), « alternant au sujet de sa vie amoureuse la confession nue et les jeux de faux-semblants et de masques », comme l’écrit Aurélie Verdier, conservatrice au musée national d’Art moderne, dans le catalogue. Ce qui frappe, c’est à quel point ses dessins homoérotiques et/ou pornographiques, en tout cas mille fois plus crus que ses écrits, ont influencé une multitude d’artistes. Lesquels se sont réappropriés son style reconnaissable immédiatement par l’usage de la ligne claire et la disproportion des corps (ou de certaines parties du corps...) - presque une manière de faire son coming-out -, afin de transfigurer, à sa suite, une sexualité exacerbée.
Tel Jean Boullet (1921-1970) qui le fréquenta dans sa jeunesse. Critique de cinéma (surtout d’épouvante) et illustrateur pour Boris Vian ou Jean Genet, celui-ci s’adonnait aussi à la peinture. Dans la revue Bizarre (traduction littérale de queer), il écrivit en 1961 : « Je vous envie de pouvoir mépriser tant d’anatomies insolites, au nom de je ne sais quelle définition du « normal » (...), je préfère mes monstres à la caricature de société que vous proposez ». Il meurt assassiné en Algérie dans des circonstances non élucidées. Son oeuvre, confidentielle, reste très recherchée de collectionneurs comme le duo d’artistes Pierre & Gilles qui prête ici une toile, L’Escale.
Cette filiation avec le coup de crayon à la Cocteau, on la retrouve aussi évidemment dans l’oeuvre graphique érotique d’Andy Warhol (1928-1987), moins connue que ses lithographies, mais aussi, par la démesure des proportions, dans les anatomies viriles de Tom of Finland qui font souvent la Une, dans les années 1960, de la revue américaine et régulièrement censurée Physique Pictorial. Une influence autant pour le peintre David Hockney que pour le photographe Robert Mapplethorpe.
On pourrait ainsi détailler chaque morceau de cette riche exposition : la librairie d’Adrienne Monnier et sa compagne Sylvia Beach qui ouvre la sienne, Shakespeare and Company, laquelle donnera son nom à celle que l’on connait aujourd’hui ; l’acrobate travesti Barbette qui fascina tant Cocteau ; les saisissants portraits de Claude Cahun se jouant du genre, pris par sa compagne au pseudo masculin Marcel Moore ; le bal du Magic-City ou « bal des tapettes », rare moment dans l’année où était autorisé le travestissement, ses clichés de Brassaï et son exceptionnel photocall de beautés anonymes ; la photo homoérotique des années 50, aussi bien gay que lesbienne mais diffusée autrement, corps d’éphèbes dans des revues culturistes et nus féminins pour alimenter les fantasmes hétéro ; l’homosexualité sombre de Jean Genet, ses sexy voyous, son film « Un chant d’amour » diffusé en boucle, son Querelle tourné par Fassbinder avec une affiche créée par Warhol...
... la chanson et le music-hall, de Mayol à Coccinelle ; l’inclassable Molinier ; un incroyable document filmé d’une réunion du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) ; les revues militantes dont la sage Arcadie puis les explosives Fléau social et Antinorm, les indispensables Gai Pied et Lesbia, l’intellectuelle Masques ; Guy Hocquenghem et son Désir homosexuel qui parait en 1972...
... le cuir et le queer, Mapplethorpe, Pierre & Gilles (dont on apprend qu’ils ont donné leurs archives à la Bibliothèque Kandisnky à cette occasion), jusqu’au militantisme très créatif visuellement depuis les années 70 en France ou aux États-Unis. Exposition qui fera date et qui montre que l’Histoire de l’art est faite de mille et une histoires. La vie quoi ◆ Bernard Hasquenoph
EXPOSITION
Over the Rainbow
28 juin - 13 novembre 2023
Galerie 4, niveau 1
Centre Pompidou
Place Georges-Pompidou
75004 Paris
Tarifs : 16€, 13€, gratuit
www.centrepompidou.fr
#ExpoOverTheRainbow
CATALOGUE
Over the Rainbow - Autres histoires de la sexualité dans les collections du Centre Pompidou
Sous la dir. Nicolas Liucci-Goutnikov
Edition Centre Pompidou
184 pages
27€
Conditions de visite :: 27 juin 2023, sur invitation du Centre Pompidou : visite, catalogue.