10.09.2025 l CELA COMMENÇA TRÈS TÔT, quasi dès les débuts du Louvre. Dix ans après son ouverture en 1793, le voilà débordant de peintures et de sculptures grâce aux milliers de prises de guerre du général Bonaparte en Europe. Dominique Vivant Denon, le premier directeur de ce qu’il est convenu d’appeler dès lors musée Napoléon, s’en réjouit et continue la moisson, jouant sur tous les registres pour parvenir à ses fins auprès des pays vaincus : amabilité, flatterie, roublardise, chantage…
En 1815, le Premier Empire effondré, le même, fait tout désormais pour empêcher que les œuvres pillées repartent et soient rendues à leurs légitimes propriétaires. Avec succès pour une centaine de tableaux, l’exemple le plus connu restant Les Noces de Cana, chef-d’œuvre de près de dix mètres sur sept, peint par Véronèse en 1563 pour le réfectoire du monastère San Giorgio Maggiore, à Venise, et embarqué par les émissaires français en 1797. A Paris, il fit partie du cortège lors de l’« entrée triomphale des objets de sciences et d’arts recueillis en Italie » le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798).
Au nom de l’empereur d’Autriche, souverain alors de Venise, l’homologue viennois de Vivant Denon en réclame désormais la restitution. S’y opposant, le directeur du Louvre argue du fait « que le déplacement et le transport de cette machine colossale était sinon impraticable, du moins très difficile » [1]. Il s’appuie sur la note technique produite par son second, Louis-Antoine Lavallée, qui « fait observer que les dimensions colossales de ce tableau, vu le rentoilage qui en a été fait, en rendaient le transport sinon impossible, du moins très difficile ; que lorsqu’il fut emporté de Venise, ce tableau fut séparé en deux au-dessus de l’estrade mais qu’aujourd’hui que ce tableau est rentoilé, cette même opération devient très dangereuse, et entraînerait indubitablement la ruine de ce tableau ».
En réalité, à Venise, la toile avait été soigneusement roulée et mise en caisse pour son transport par bateau jusqu’à Paris. Ce n’est qu’au Louvre, pour la consolider et la restaurer, que l’on sépara les deux morceaux la constituant, lesquels furent rentoilés, tendus puis liés par un mastic [2]. Afin d’appuyer sa démonstration, Lavallée cite l’épisode du mariage de Napoléon avec Marie-Louise en 1810 dans le salon Carré, quand « on voulut enlever ce tableau, que les efforts que l’on fit à ce sujet l’exposèrent à être détruit ». Pourtant, il fut bien enlevé. « Il n’y a aucun doute que toute tentative de cette nature ne devienne très préjudiciable à sa conservation et ne l’expose à des mutilations irréparables », conclut la note.
Effrayé par l’expédition à venir, le commissaire autrichien se laisse convaincre et accepte en échange une oeuvre de moindre valeur comme de taille, La Madeleine chez le Pharisien de Charles Le Brun, tableau estimé à 30 000 francs contre un million selon Denon, au grand désarroi du sculpteur vénitien Antonio Canova, missionné pour le retour des oeuvres en Italie. Par la suite, Les Noces de Cana seront bien exfiltrées du Louvre lors des conflits de 1870 et de la Seconde Guerre mondiale, vers Brest et jusqu’à Montauban, en étant roulées. Le tableau revint en bon état dans les deux cas. Est-ce son nouveau rentoilage de 1850 en un seul morceau qui le permit ou était-il finalement transportable ainsi ? Il est aujourd’hui accroché dans la Salle des Etats, face à la Joconde. Une copie a été installée à Venise en 2007, faute d’une restitution encore réclamée en 2010 par un homme politique italien demandant à Carla Bruni, alors Première dame, d’intercéder. Sans succès.
D’UN VÉRONÈSE À L’AUTRE
Coïncidence, un autre tableau géant de Véronèse fit l’objet d’une bataille de même nature, cette fois entre deux institutions françaises. En voyant aujourd’hui Le Repas chez Simon le Pharisien occupant un mur entier du salon d’Hercule au château de Versailles, on pourrait croire qu’il a été conçu pour l’endroit. Il n’en est rien, d’autant qu’il a été peint vers 1572, également pour le réfectoire d’un couvent vénitien. C’est même le contraire. Offert à Louis 14 par la République de Venise en 1664, il a d’abord été placé dans la galerie d’Apollon au palais du Louvre (pas encore musée), avant de rejoindre Versailles en 1712 sous Louis 15. Le décor du salon fut créé pour l’accueillir en 1730, encadré somptueusement.
A la Révolution, on dépouilla les maisons royales mais il échappa, avec d’autres oeuvres du palais, au transfert vers le Louvre, grâce à une pétition de la ville de Versailles. Ce n’est qu’en 1832, le château de Versailles se muant en musée historique dédié « à toutes les gloires de la France », qu’on finit par l’expédier au Louvre où, après une importante restauration, il occupa le salon Carré jusqu’en 1951, y faisant face aux Noces de Cana, avant d’intégrer la salle des Etats au coeur des peintures italiennes, après son exfiltration en province durant la guerre [3].
Ce n’est qu’à partir du début du 20e siècle qu’on se préoccupe de remeubler Versailles tel qu’il fut sous l’Ancien Régime. Le conservateur Pierre de Nolhac réussit à faire revenir certains meubles du Louvre, riche de pièces insignes d’origine versaillaise. De là naquit une sourde inimitié entre les deux établissements et leurs conservateurs, débouchant parfois sur des conflits tranchés en haut lieu. Mais plus profondément que des questions de personnes, deux philosophies muséales s’affrontent : l’œuvre d’art exposée pour elle-même ou présentée dans son environnement.
C’est dans ce contexte que, dans les années 1950, Gérald Van der Kemp, conservateur en chef de Versailles, souhaita récupérer le Véronèse, le salon d’Hercule ayant bénéficié d’une restauration. Au Louvre, le conservateur du département des Peintures Germain Bazin chercha à « faire valoir l’état de conservation précaire du tableau et les difficultés de transport » pour empêcher la manoeuvre, raconte l’historien Fabien Oppermann [4]. A cette fin, il rédigea un rapport qui, poursuit l’historien, « compare les avantages et les inconvénients du transfert du tableau : les avantages tiennent en trois lignes — la restitution de l’état originel du salon d’Hercule — quand les inconvénients occupent sept pages ». Impossible selon lui de rouler la toile trop fragile, le tableau ne pourrait être transporté que tel quel, monté sur châssis, ce qui complique évidemment le projet.
Van der Kemp, dont l’entregent est connu, ne s’annonce pas vaincu et mène campagne aussi bien dans les coulisses du pouvoir que dans la presse. Il trouve une oreille attentive auprès du magazine Connaissance des Arts. Déjà, dans une enquête de 1957, son lectorat s’était déclaré massivement favorable au remeublement du château. En 1960, la revue imagine « les aspects que nos monuments pourraient retrouver » à l’aide de photomontages, parmi lesquels le Véronèse replacé dans le salon d’Hercule, idée soutenue par le défenseur du patrimoine Georges Pillement qui demande au Louvre le retour du tableau.
Mettant fin à des décennies de tergiversations, André Malraux, ministre chargé des Affaires Culturelles, tranche. En février 1961, il ordonne le retour à Versailles des « peintures, sculptures, meubles, tapis et tapisseries, livres reliés, et généralement toutes les œuvres d’art ayant appartenu au décor intérieur » du château, en possession des administrations, collectivités publiques et musées nationaux [5]. Pour autant, rien n’est encore joué. Des dérogations seront possibles. Personne ne songe, par exemple, à rapatrier la Joconde. D’ici la fin de l’année, un inventaire doit être dressé afin que le ministère décide quel objet sera concerné, après consultation des conservateurs.
En août, Connaissance des Arts titre : « Versailles, les hostilités ont commencé », montrant la complexité de l’exercice. En revanche, pour le Véronèse, aucune hésitation, « à coup sûr oui » il doit revenir. Au Louvre, les conservateurs ont peur que cela engendre d’autres réclamations, notamment en Italie où l’on pourrait demander le retour des Noces de Cana, malgré l’accord de 1815. Durant l’exil de l’œuvre durant la Seconde Guerre mondiale, ce fut déjà une crainte [6]. Ils proposent même de placer une copie à Versailles, engagé sur la voie des restitutions, l’authenticité n’étant plus un totem, avec la recréation des tentures de la chambre de la Reine ou des grilles donnant sur la cour de Marbre. C’est à ce moment que Germain Bazin produit son rapport qui ne convainc pas Malraux puisque celui-ci décide, par un arrêté du 30 octobre 1961, le retour du Repas chez Simon le Pharisien à Versailles. Pour le Louvre, cela constitue « un lourd sacrifice historique et muséographique », selon l’historien de l’art Sébastien Allard, aujourd’hui conservateur dans ce musée [7].
Si Germain Bazin se plie à la décision, il ne faut pas compter sur lui pour faciliter le transfert. Quand l’architecte en chef du château, Marc Saltet, se présente au musée du Louvre pour organiser la récupération de l’objet, le conservateur lui explique que ses services se contenteront de décrocher le tableau et de le laisser « adossé au mur » [8]. Qu’il se débrouille pour la suite, sachant que la toile ne peut être roulée. Les manœuvres dureront une dizaine de jours. A Versailles, la menuiserie d’une porte-fenêtre démontée, il restera 4 centimètres pour laisser passer la caisse conçue pour protéger l’œuvre qui n’aura, semble-t-il, pas souffert du voyage. Connaissance des Arts le classe parmi les événements de l’année 1962.
Preuve, cependant, que la guerre n’est jamais totalement close, en 2021, dans un entretien avec Laurent Salomé, directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, en vue d’un article sur les « restitutions made in France » dans l’Hebdo du Quotidien de l’Art, celui-ci m’indiquait la situation administrative de ce Véronèse : « Il apparaît encore comme dépôt [du Louvre]. En réalité, je crois que le transfert d’affectation n’a pas été tout à fait clair, il apparaît encore dans notre base de données comme un dépôt effectivement. Il est assez évident que ce tableau ne bougera jamais du salon d’Hercule, enfin je pense, on ne peut jamais jurer de rien ». Recontacté, le même nous a indiqué que la situation était, à cette heure, inchangée, comme il apparaît sur le site du Louvre.
[1] Lettre du 29 septembre 1815 de Vivant Denon à M. le comte de Pradel.
[2] Les Noces de Cana de Véronèse, éd. Réunion des Musées Nationaux, 1992. Grande Galerie - Le Journal du Louvre n°1, automne 2007.
[3] Pour l’anecdote, dans le salon Carré, il était placé au-dessus de la Joconde, à l’emplacement où celle-ci sera volée en 1911.
[4] Oppermann Fabien, « Le remeublement du château de Versailles au XXe siècle, entre action scientifique et manoeuvres politiques », Bibliothèque de l’école des chartes. 2012, tome 170, p.209-232.
[5] Décret du 13 février 1961 relatif au décor mobilier du château de Versailles, des Trianons et des anciennes demeures royales disparues.
[6] « Nous sentions qu’il était indispensable que ses déplacements se fassent aussi discrètement que possible, sans histoire, afin que rien n’attire l’attention des Italiens sur ce tableau pris à Venise et que pourtant nous possédions régulièrement en vertu d’un échange. » in Ma vie de châteaux, Lucie Mazauric, éd. Perrin, 1967.
[7] Repas chez Simon, Véronèse. Histoire et restauration d’un chef-d’oeuvre, collectif, éd. Alain de Gourcuff, 1997.
[8] Vingt ans chez le Roi-Soleil, Marc Saltet, éd. Philéas Fogg, 2002, p.34-36.