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Éric Zemmour, le français qui détestait la Tour Eiffel

Bernard Hasquenoph | 20/10/2023 | 18:09 |


Revendiquant un amour inconditionnel de la culture française, Eric Zemmour en exclut son symbole visuel le plus fort et le plus partagé, au nom du dégoût de la modernité, déboulonnant du même coup son instigateur, Gustave Eiffel.

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Meeting d’Eric Zemmour, 27.03.2022, capture d’écran Public Sénat

20.10.2023 l EN CETTE ANNÉE 2023, on célèbre le centenaire de la disparition de l’ingénieur, entrepreneur et scientifique Gustave Eiffel (1832-1923), événement labellisé UNESCO et décrété « Célébration officielle nationale » par l’Institut Français. A cette occasion, la Société d’Exploitation de la Tour Eiffel lui rend hommage avec une exposition gratuite à découvrir sur son parvis, intitulée « Eiffel, toujours plus haut ! » et dont le commissaire, Savin Yeatman-Eiffel, n’est autre que son arrière-arrière-arrière-petit-fils.

L’Association des Descendants de Gustave Eiffel, qui en regroupe une cinquantaine, est fortement mobilisée, participant à de multiples manifestations, réclamant même la panthéonisation de leur ancêtre. Des musées rappellent sa mémoire, de la Cité de l’architecture et du patrimoine au musée d’Orsay à Paris, en passant par des lieux plus confidentiels comme la Maison Bergès en Isère ou au Cellier de Clairvaux à Dijon, sa ville natale. Sans oublier la Poste qui émet un timbre commémoratif à l’effigie de la gloire nationale.

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Exposition universelle (1889), Cité de l’Architecture et du Patrimoine, 2023

On pouvait croire que, loin des polémiques qui ont émaillé son édification pour l’Exposition universelle de 1889, il y avait unanimité autour du plus célèbre ouvrage de l’ingénieur, la Tour Eiffel devenue depuis, au-delà de Paris, l’emblème même de la France. Plébiscitée chaque année par des millions de touristes, reproduite sur tous les supports possibles et inimaginables, ce serait même le monument le plus photographié au monde ! Pourtant ce qui fait la fierté de la nation France, que l’on associe à tous les grands événements et qui a inspiré tant d’artistes, un homme, au moins, en a honte et c’est un français qui a pour nom Eric Zemmour ! Le même qui porte en oriflamme un patriotisme exacerbé et qui exige des ses compatriotes un amour inconditionnel de la culture française.

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Esplanade du Trocadéro, 2019 & 2023

Sincèrement, même si tous les goûts sont dans la nature, on imaginait pas qu’il y eut au monde une personne capable de détester ce symbole universel de la France. C’est d’autant plus surprenant que, candidat à l’élection présidentielle en 2022, c’est précisément là, sur le parvis du Trocadéro avec la Tour Eiffel en fond, qu’Eric Zemmour choisit de faire son meeting « historique » du 27 mars, comme d’autres avant lui. « J’ai choisi le Trocadéro, cette place qui symbolise la France qui se relève de la défaite de Sedan avec la construction de la Tour Eiffel », déclarait-il notamment alors pour justifier son choix.

« LA GRAND-MÈRE DE TOUTES CES VERRUES D’ACIER ET DE VERRE »
L’aveu de la détestation, c’était avant le temps de l’ambition. On le trouve dans l’un de ses succès de librairie comme journaliste et essayiste, Destin français paru en 2018 chez Albin Michel où il donne sa version de l’Histoire nationale pour dire sa crainte de la « disparition de la France » comme il le confia au journal suisse Le Temps (02.10.2018) et qui déclencha son lot de polémiques. Passé plus inaperçu, il consacre un chapitre entier à la « tour infernale », titre qui donne déjà le ton. Cette tour qu’il honnit esthétiquement et dont il déplore qu’elle ait essaimé ensuite dans le monde entier (thème justement, dans une version positive, de l’exposition de son descendant) : « Des tours de plus en plus hautes, de plus en plus démesurées, de plus en plus orgueilleuses ont été érigées sur les cinq continents. De plus en plus laides. Avec tous les matériaux modernes disponibles, le fer, mais aussi l’acier et le verre. Partout, l’édification d’une tour est le symbole de l’orgueil national, l’emblème d’une croyance irrationnelle dans le progrès ». Pourtant, la course à la hauteur n’a pas attendu Eiffel pour exister, ne serait-ce qu’avec les flèches de nos cathédrales se faisant concurrence.

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Exposition « Eiffel, toujours plus haut », Tour Eiffel, 2023

Mais le pire crime pour Éric Zemmour, c’est l’influence que la Tour Eiffel eut dans la capitale française, point de départ, selon lui, d’une décadence architecturale : « À Paris même, la tour a eu une progéniture turbulente et criarde. Eiffel est la grand-mère du centre Beaubourg et de toutes ces verrues d’acier et de verre qui, au nom de la modernité et de la technologie triomphante, ont enlaidi la capitale : arche de La Défense, pyramide du Louvre, Opéra-Bastille, Porte Maillot, front de Seine… Toutes ces constructions sont le produit d’une architecture froide, internationale et uniformisatrice, qui impose ses théories niveleuses quelque soit le lieu : Paris, Londres, NewYork, New Delhi, Shanghai, Riyad ». Critique que l’on retrouvait déjà vers 1900 quand, face aux transformations de la capitale, on dénonçait alors son « américanisation » et « les atteintes sans cesse portées à sa beauté », comme l’écrivait alors la Commission du Vieux Paris [1]. Que l’architecture contemporaine soit perçue comme sans âme et dépersonnalisante est un grand classique, comme on le lit aujourd’hui sur les réseaux sociaux, surtout si elle a le malheur de remplacer un bâtiment ancien, fut-il banal.

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Centre Pompidou depuis la Tour Saint-Jacques l Pyramide du Louvre

En 1887, la « protestation des artistes » contre « l’inutile et monstrueuse Tour Eiffel » en train d’être construite, « au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français menacés » a marqué les mémoires et reste le contre-exemple de la manière d’appréhender la modernité ou du simplement nouveau dans la ville. On entend pourtant à peu près toujours les mêmes accusations, voire les mêmes mots, quand une situation semblable se profile : profanation, enlaidissement, déshonneur, vandalisme, mercantilisme… Il ne s’agit là pas de critiques, juste d’anathèmes. Si quelques-uns de ces artistes se sont ensuite rétractés et qu’aujourd’hui, même les plus réactionnaires des défenseurs du patrimoine ont digéré la Tour Eiffel (tout en continuant de réagir de la même façon face à la nouveauté), tout le monde s’accorde à estimer qu’ils se sont trompés. Sauf Eric Zemmour. « À l’époque, une cohorte d’écrivains et d’artistes avait vu le danger et tiré aussitôt la sonnette d’alarme », écrit-il dans son livre. Pour lui, aucun regret : « Chaque mot avait été pesé et frappait juste. Il suffit de contempler encore aujourd’hui l’« inutile et monstrueuse tour Eiffel » pour saisir la pertinence esthétique de ce jugement sans concessions ». Mais il se sait isolé. « On n’a plus le droit d’être contre la Tour Eiffel », se plaint-il encore.

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Le Temps, 14.02.1887 l La Tour Eiffel en construction, Cité de l’Architecture

En juin 2021, dans l’une de ses chroniques du Figaro, il enfonce le clou, complétant sa liste : « On peut légitimement trouver que la tour Eiffel n’est pas belle. On peut même légitimement juger qu’elle préfigure toutes les verrues qui vont, au nom de la modernité, enlaidir au XXe siècle la « plus belle ville du monde » : tour Montparnasse, Centre Beaubourg, Palais des congrès, front de Seine, etc., avant qu’Anne Hidalgo n’entreprenne avec une persévérance qui fait l’admiration générale, de saccager chaque rue, chaque place de Paris » [2]. Pas vraiment étonnant de trouver Eric Zemmour en phase avec le mouvement Saccage Paris, né du hashtag lancé sur Twitter en mars 2021 qu’il a d’ailleurs déjà utilisé lui-même, vu le peu d’enthousiasme que cette nébuleuse réserve aux formes contemporaines de l’architecture dans la capitale, immeubles comme mobilier urbain.

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Tour Montparnasse l Saccage Paris, capture d’écran

L’essayiste avait déjà exprimé son horreur de l’architecture moderne parisienne dans une émission de 2018 sur Paris Première, face à Bruno Julliard, alors premier adjoint à la maire de Paris, où il avait stupéfié jusqu’à son acolyte Eric Naulleau par ses positions radicales : « Anne Hidalgo n’aime pas Paris. Elle n’aime pas le Paris d’Haussmann, elle fait tout pour le saloper, pour l’abîmer (…) Je trouve que Anne Hidalgo veut vraiment altérer le Paris haussmannien, c’est ça le vrai scandale d’Anne Hidalgo ». Idée largement partagée par les adeptes du hashtag #saccageparis, bien que ses leaders autoproclamés rejettent ce cousinage d’extrême droite encombrant mais pourtant bien réel.

ZEMMOUR & NAULLEAU, PARIS PREMIÈRE, 07.03.2018

Puis, le chroniqueur asséna : « Depuis 45, tout est laid, je vais vous dire je suis pour le formol, Paris est une merveille. La tour Montparnasse, le forum des Halles, tout ce qui est depuis 45, je raserais tout ».

DÉBOULONNAGE DE STATUE
Mais Eric Zemmour ne se contente pas de démolir l’un des symboles visuels de la France contemporaine, il s’en prend aussi à l’homme qui lui a associé son nom, comme si l’un n’allait pas sans l’autre. Un traitement digne d’un déboulonnage de statue, celle d’un héros national, pratique pourtant qu’il dénonce dans la réalité. Insensible aux nombreux ouvrages d’art que l’entrepreneur a construit partout dans le monde et au scientifique qu’il fut de manière désintéressée dans la dernière partie de sa vie, Eric Zemmour dresse le portrait d’« un affairiste sans scrupule (...) prêt à tout pour conquérir les marchés et s’enrichir, jusqu’à influencer, trafiquer, soudoyer, corrompre ». A l’en croire, une véritable crapule qui n’aurait été intéressé que par l’argent. Il ne recule devant aucun cliché, fut-il nauséabond. La supposée appartenance à la Franc-Maçonnerie dont Gustave Eiffel aurait été même un éminent dignitaire - en réalité, appartenance confirmée par rien ! - l’aurait aidé à « forcer les portes des cénacles républicains », donc à lui obtenir des commandes. Tout en reconnaissant qu’Eiffel, victime d’antisémitisme, n’était pas Juif, Eric Zemmour n’en cite pas moins Robert Brasillach, fusillé à la Libération pour intelligence avec l’ennemi, qui, encore dans les années 1940, éructait : « La tour Eiffel inscrivait dans la nuit les armoiries d’une grande maison juive ».

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Gustave Eiifel dans son bureau l La Tour Eiffel, 2023

Si l’Etat a choisi son projet de Tour Eiffel, ce n’est pas pour la beauté de l’édifice, ni pour l’exploit technique qu’elle représentait, cela relève du pur copinage, « Gustave Eiffel [étant] un grand ami du nouveau ministre de l’Industrie du Commerce, Édouard Lockroy ». Puis vient le scandale de Panama qui fit trembler la République, canal pour lequel Eiffel avait livré des écluses et dont les profits financèrent en partie l’érection de la tour. L’affaire qui mit au grand jour « les combines de l’homme d’affaires », selon Eric Zemmour. Aucune nuance, tout est à charge sous sa plume dans cette histoire pourtant très complexe. « On accuse Eiffel d’avoir touché des commissions énormes et des bénéfices scandaleux », écrit-il, sans préciser que rien n’était illégal là-dedans et que, suite à la faillite de la Compagnie de Panama, Eiffel avait renoncé à l’indemnité à laquelle il avait droit, restituant même de l’argent. De même qu’il renonça, d’ailleurs, à ses droits sur l’image de la Tour Eiffel, permettant à tout le monde de s’enrichir grâce aux produits dérivés.

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Sur la Tour Eiffel, 2020 l Gustave Eiffel entouré de ses collaborateurs

« Est-ce dans l’importance des profits ainsi réalisés que se situe la faute susceptible d’être reprochée à l’entrepreneur ?, écrit Michel Carmona dans l’une de ses biographies les plus fouillées datant de 2002 [3]. Oui, si l’accusation parvient à démontrer qu’Eiffel était le mandataire de la Compagnie de Panama : à ce titre, il était comptable des fonds reçus d’elle, avec obligation de lui restituer, s’il y en a un, le trop-perçu par rapport au coût réel des travaux. Non si le marché a été traité au forfait, aux risques et périls de l’entrepreneur. Or le marché a été traité à forfait, Eiffel a accepté de prendre tous les risques à sa charge, même les cas fortuits, même les cas de force majeure. Les circonstances font qu’il a gagné de l’argent, mais il aurait pu en perdre ». A l’époque, dans une ambiance survoltée politiquement, la justice n’aura pas eu la même lecture et condamna en février 1893 le célèbre entrepreneur à 2 ans de prison et 20 000 francs d’amende pour abus de confiance et détournement de biens, estimant qu’il n’avait pas fourni tout le matériel prévu. Ce qui reste contestable. Terrible déchéance. En revanche, il fut déclaré non coupable du délit de complicité d’escroquerie.

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Caricature, Le Grelot, 27.11.1892 l Boutique de souvenirs près de la Tour Eiffel, 2023

A l’instar de Michel Carmona, les spécialistes d’aujourd’hui ont plutôt tendance à absoudre Gustave Eiffel, même s’il ne s’agit pas d’en faire un saint non plus. Certaines pratiques utilisées alors dans le monde des affaires ne passeraient plus aujourd’hui. Il faut lire pour cela la somme Le Scandale de Panama de Jean-Yves Mollier (Fayard, 1991). L’architecte et historien Bertrand Lemoine, qui a beaucoup écrit sur Eiffel, considère qu’il fut « injustement compromis dans la débâcle de la Compagnie du canal » [4]. Dans le catalogue d’une exposition qui a eu lieu au musée d’Orsay en 2009, il résume ainsi son implication : « En fait, on lui reproche surtout d’être l’un des seuls à s’être enrichi dans cette affaire. Eiffel était pourtant dans son droit, même si le contrat de travaux était très avantageux pour lui et s’il avait été paradoxalement favorisé par l’arrêt prématuré des travaux, ayant perçu des avances supérieures aux travaux réellement effectués » [5].

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La Tour Eiffel, 2023 l Gustave Eiffel, à g., procès de 1893, par Paul Renouard

Le journaliste François Vey, dans son livre-synthèse La Tour Eiffel - Vérités et légendes (Perrin, 2018), écrit : « Quelle est la part de responsabilité de Gustave Eiffel dans ce scandale qui a défrayé la chronique ? L’entrepreneur mégalo n’est absolument pour rien dans le désastre financier de la Compagnie. Et il ne s’est pas non plus rendu complice du versement des pots-de-vin versés aux hommes politiques afin de recourir à l’épargne publique pour financer ce projet colossal ». Se pourvoyant en cassation, Gustave Eiffel contesta sa condamnation, ce qui l’obligea, la veille des débats, à se constituer prisonnier à la Conciergerie. Suprême humiliation. Il y restera 8 jours.

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Sous la Tour Eiffel, 2023

Si la Cour cassa le jugement initial, ce fut pour cause de prescription mais ne statuant pas sur le fond, ne le blanchit pas juridiquement parlant. Aussi, Eiffel ne retrouva jamais vraiment son honneur. Il ne s’agit pas vraiment d’une « réhabilitation », comme veut le croire la famille encore 130 ans plus tard [6]. Se retirant des affaires, Eiffel se consacra alors, durant 30 ans, à la recherche scientifique, faisant progresser l’aviation ou la météorologie. Quand on lit Eric Zemmour, on se demande à quelles sources il a pris ses informations ? Comme s’il en était resté à la version de 1893. Seul livre mentionné, Leurs Figures du nationaliste Maurice Barrès paru en 1902, dédié à Édouard Drumont, « le pamphlétaire antisémite » comme il le précise lui-même.

:: Bernard Hasquenoph | 20/10/2023 | 18:09 |

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NOTES

[1] « Le tournant des années 1900 : les débats sur la “beauté de Paris” », in L’Invention du Vieux Paris, Ruth Fiori, éd. Mardaga, 2012.

[2] Éric Zemmour : « Au bon temps de la France des ingénieurs », LeFigaro.fr, 30.06.2021.

[3] Eiffel, Michel Carmona, Fayard, 2002, p.493

[4] La Tour de Monsieur Eiffel, Bertrand Lemoine, Découvertes Gallimard, 1989, p.77.

[5] Gustave Eiffel, le magicien du fer, sous la dir. Caroline Mathieu, Skira Flammarion, 2009, p.88.

[6] C’est ce qu’on lit dans la chronologie de Gustave Eiffel sur le site de l’association de ses descendants.



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« La fonction du musée est de rendre bon, pas de rendre savant. » Serge Chaumier, Altermuséologie, éd. Hermann, 2018
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